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Regards sur l'arrière


MORNET Daniel

 

« On n'est pas toujours de guet ; ce n'est pas toujours votre tranchée qui est bombardée. Il y a des répits, des oublis, des distractions et des joies.
[…] Il y a surtout la dégustation des « colis » que la maman ou la femme expédient du lointain village et que le ravitaillement s'efforce de monter toujours aux lignes, quels que soient le poids et l'encombrement. Ils n'apportent pas seulement des gourmandises savoureuses, ou qui le semblent ; il en sort aussi, quand ils s'ouvrent, des souvenirs. Pâtés, boudins, saucissons, « confits » recèlent avec des joies gastronomiques des joies morales. Car ce pâté est un chef-d'œuvre de la mère ou de l'épouse. […] Avec les colis, on monte les lettres. Assurément elles sont mille fois plus précieuses que les colis. […] L'heure des lettres ! Heure sacrée, silencieuse et étincelante, même dans les plus mornes abris, même parmi les plus tragiques périls. Enveloppes grossières, écritures incertaines, papiers froissés souvent, et boueux. Mais quand ils se déplient, ce sont vraiment des âmes innombrables qui ouvrent des ailes invisibles et qui tournoient autour de nous comme les oiseaux de lumière des contes de fée. Nous luttons sans doute pour ne pas souffrir de ce froid, de cette faim, de ces périls qui nous entourent, pour résister à ces menaces de la matière qui semble, ici, si sûre de nous écraser. Mais nos lettres viennent pour attester que ce ne sont pas là, que nous soyons paysans ou professeurs, nos raisons de vivre et de mourir.
Nos raisons, c'est la ferme lointaine, et le foyer de notre enfance et les pommiers qu'on a plantés ; c'est le jardin où fleurissent nos rosiers ; c'est le grand lit des épousailles ; et c'est surtout Marie ou Louise, la « mère », la « patronne » qui embrasse, de si loin, son « homme » et lui dit d'avoir courage. C'est Nénette qui a huit ans et qui sait écrire déjà qu'elle aime fort son papa, ou bien Riri qui n'a que cinq ans, mais qui a fait sur la lettre un rond qu'il a embrassé.
A l'heure des lettres, toutes les vaines et cruelles réalités s'évanouissent. Les mirages des souvenirs illuminent la pénombre des abris. Pour chacun de nous, les murs des sapes ou des tranchées s'ouvrent et s'effondrent ; il n'y a plus devant les yeux de nos âmes qu'une femme qui coud dans la clarté paisible de sa lampe, des enfants qui rient et qui jouent, une maisonnette dans sa vallée, un jardinet entre ses haies. Puis on cause de cette femme, de ces enfants, de cette maison. Des portefeuilles noircis sort lé trésor des photographies jaunies, coupées, mille fois maniées. […] On s'instruit de l'âge des gosses, de leurs talents (qui sont nombreux) et de leurs malices (qui sont exquises). Robert sait écrire ; il est vraiment intelligent. Louis n'aime guère l'école ; mais ce sera un rude gaillard. Par le prestige de l'absence, de la souffrance et du péril, il n'y a plus dans tous ces cœurs que la tendresse et la confiance. »
Quel que soit le secteur, quels que soient ses fatigues et ses dangers, il y a toujours du temps pour lire les lettres et causer des siens.
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